Je
suis Charlie
Il avait allumé la
télé, non pas pour un quelconque programme mais pour montrer à sa mère des
photos de Noël réunies sur une clé USB. Sa mère avait bu l'écran des yeux. Les
photos n'étaient pas nombreuses. Elle les avait regardées en boucle, parfois
distraite par une question qu'elle voulait poser ou sa propre remarque, si
bien qu'il y avait encore chaque fois l'une ou l'autre photo qu'elle n'avait
pas vue ou pas remarquée plus tôt. Elle y aurait sûrement passé encore un bon
moment mais il n'aimait pas la voir ainsi fascinée par le retour des mêmes
images dont elle semblait attendre encore autre chose. Pour récupérer la clé,
il bascula sur le programme télé avec la télécommande et se dirigeait vers
l'écran pour l'éteindre parce qu'elle n'aime pas qu'il le laisse en veille et
resta le doigt levé. On annonçait un douzième mort. Le président de la
république était sur les lieux. À l'image rien d'autre, qu'un journaliste
derrière son bureau continuant à parler d'un air grave pour ceux qui savaient
déjà.
Il a dit à sa mère :
– Il y a eu un
attentat.
C'était évident pour
lui. Le ton n’aurait pas été le même pour un accident. Et tout de suite il
sentit qu'il basculait dans la certitude d'un acte terroriste islamiste. Sa
tante venait d'arriver.
– Il vient d'y avoir un
attentat, répéta-t-il pour justifier de ne pas appuyer sur le bouton qui
libérerait ce moment de retrouvailles familiales.
Elle s'assit dans un
silence respectueux.
À l'image, on voyait
maintenant une journaliste dans une rue isolée par la police. Cette fois il
comprit que des hommes en armes étaient entrés à Charlie hebdo et avaient fait un carnage. Aucun nom n'était encore
donné. Il pressa le bouton à contrecœur. Sa mère et sa tante enclenchèrent
aussitôt leur babil habituel. Il s'y mêla. Mais il se sentait oppressé.
Plus tard, quand il les
laissa, son premier geste dans la voiture fut de rallumer la radio où on
donnait maintenant la litanie des morts : Wolinski, Cabu,… Bernard Maris… Il
avait juste pêché ces trois noms. Les autres ne lui disaient rien. Mais que
faisait là Bernard Maris ? Il avait encore dans l'oreille ses passes d'armes
avec Dominique Tseu le vendredi matin. Il aimait l'esprit de cet homme et sa
voix. Wolinski, c'était le dessein de cette fille de profil et en minijupe à
qui une bulle faisait dire : Il n'y a pas que le sexe dans la vie, alors que,
le bras balancé par-dessus l'épaule, elle désignait du pouce la rotondité de
son cul que sa position très cambrée offrait avec la jupe à l'horizontale comme
une visière. Et Cabu ? Il avait trouvé avant de partir son Canard enchaîné dans la boîte aux lettres. Que serait le Canard enchaîné de la semaine prochaine
sans Cabu ? Il fallait imaginer Cabu mort. Le visage pétillant de Cabu et sa
voix. Le souvenir de Cabu face à Arafat et lui offrant un dessin de paix.
Comme ça ne l'empêchait
pas d'y voir, il ne se souciait pas des larmes qui ruisselaient, abondantes,
sur ses joues. Il était coincé sur la rocade si inhabituellement saturée qu'il
supposait un accident plus loin, une autre catastrophe. Mais il était sans
réaction, juste noué du ventre. Et c'est ce malaise qui lui rappela le 11
septembre. Il se sentait pareil. Le 11 septembre, c'est aussi en voiture qu'il
avait appris l'horreur de ce qui se passait à New York et qu'il comprit enfin
les images vues vaguement sur un mur de télés au supermarché. Images qu'il
avait crues celles d'un film-catastrophe et qui avaient été pour lui l'occasion
d'un accès de mépris pour ce goût américain du désastre dégusté face à l'écran
en s'empiffrant de pop-corn ou de bière bue à même la canette.
Tout d'un coup il eut
peur que ça recommence. Son ventre noué se rappelait de cette horreur qui
l'avait fait lui-même basculer dans le désespoir parce que c'était à dégoûter
de l'homme, à désespérer de tout. Le lendemain, il avait été choqué de voir
quelques élèves maghrébins sautant de joie devant le collège, comme il avait vu
à la télé les cris de joie des petits palestiniens bêtement excités comme après
une victoire de leur équipe de foot.
Il eut peur que ça ne
recommence parce que c'était là qu'il avait basculé dans la dépression qui
l'avait conduit quelque mois plus tard aux urgences de l'hôpital. C'était un
poids qui l'empêchait de respirer. Il entendait encore la voix bienveillante de
Cabu quand il intervenait avec ou sans dessin et il pleurait. On tuait des
hommes qui auraient certainement écrasé une mouche avec scrupule, parce qu'on
ne sait pas si elle souffre, ou tout simplement parce qu'on tue les mouches
contre lesquelles on s'énerve, pour notre petit confort, mais avec quand même
vaguement l'idée que ce n'est pas parce que c'est facile à faire qu'on a le
droit de les écraser.
Il resta longtemps
coincé sur la rocade mais c'était sans importance puisqu'il se souciait
seulement d'attendre de nouvelles informations. Enfin libre, il roula jusqu'à
la plage. Le soleil déclinait, lui aussi. Il laissa la voiture ouverte, la clé
au contact pour entendre encore la radio au cas où… Avec un bâton, il traça
profondément dans le sable : « Je suis Charlie ». Le soleil bas creusait la
cicatrice des lettres. Elles s'étiraient en ombres portées. Il était seul.
C'était mieux pour pleurer doucement, tranquillement. Un vent léger séchait
vite ses joues. Il gardait ce nœud au ventre mais il était avec Cabu et Bernard
Maris, Wolinski même. Il les entendait rire des idées qui claquaient entre eux,
des formulations jouissives qui leur tombaient des lèvres avec bonheur et les
faisaient rebondir sur d'autres mots. Le paysage était troublé par l'eau
recueillie au bord de ses paupières mais il se lovait avec eux sur ces rires
pétillants d'intelligence et leur souriait. Ensemble ils tournaient le dos au
rire glaçant des tueurs, ces hommes en noir lourdement couverts comme autant de
robocops que leurs gilets pare-balles rendaient aussi informes qu'insensibles,
la bête immonde imperméable à tout, à peu près aussi bête que la pierre que
votre roue projette vers la tête d'un lapin et qui ne sent rien quand elle le
tue.
Alors il ne trouva plus
que la bande de Charlie hebdo en
faisait peut-être trop en bouffant du curé, du rabbin ou de l'imam. Il pensa à
Voltaire terminant toutes ses lettres par un joyeux « écrasons l'infâme ». Il
fallait frapper encore plus fort.
Il savait bien que son
beau « je suis Charlie » s'estomperait bientôt sous le vent, la pluie, ou le
clapotis de vaguelettes, si ce n'est écrasé par le pas d'un lourdingue, mais il
savait qu'il avait raison.
Ils étaient partis en
criant qu'ils avaient vengé le prophète. Lui revoyait le dessin de couverture qui
avait scandalisé : Mahomet en train de constater : « c'est dur d'être aimé par
des cons. »
par Jean-Louis
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